-Lettre du 8 juin 1684 (de Padoue) : « ... Je crois être obligé de vous faire quelque détail de mes actions, depuis vingt ans que n’en vous n’avez peut-être point ouï parler. La malice, ou plutôt la perfidie de quelques libraires, me fit soupçonner à la cour comme l’auteur et le distributeur de quelques satires d’amourettes; là-dessus on m’a persécuté. La vérité, la raison, la justice se sont enfuies dans le pays de Démocrite [allusion à la correspondance apocryphe entre Hippocrate et Démocrite, ce dernier était soi-disant devenu fou], ou à peu près, et j’ai cru que destitué de leur secours, je ferais bien d’aller faire un tour chez les étrangers, tant pour me fortifier dans la médecine, dont j’ai toujours cherché quelques lumières reconduites, que pour adoucir la persécution qu’on faisait à mon bien et à mon honneur. M. Colbert, ce grand ministre, en voulait à mon beau cabinet de médailles, le tout sous le nom du Roi, auquel je l’ai souvent voulu donner en présent, et auquel enfin, après beaucoup de refus, on m’a obligé de le vendre la somme de 8.000 liv(res), à la réserve de 100 liv(res) que M. de Carcavi, son intendant, s’est réservées, et que je voudrais bien pourtant qu’il me rendit. On m’a souvent flatté et fait espérer de me rappeler avec honneur, mais ce n’étais qu’un leurre pour avoir mes manuscrits et les faire imprimer sous le nom de M. de Carcavi; dès que je l’eus reconnu, j’en fis imprimer à Strasbourg la meilleure partie, sous le nom d’Imperatorum romanorum numismata. Depuis ce temps-là, j’ai été en différentes villes d’Allemagne; j’ai été à Vienne deux fois, l’Empereur m’y ayant appelé la seconde, la plupart de ce détail est contenu dans un petit livre qui a été imprimé six ou sept fois: Quatre relations historiques des voyages de C. P.; on le réimprime présentement en Italien. Je vins à Rome où j’eus bien du plaisir, et apparemment la relation que j’en ai ébauchée sera imprimée cet automne. Quand je fus de retour à Bâle, la guerre que je pressentais s’allumer tout de bon, m’empêcha de faire domicile, comme je le désignais; chaque jour je voyais de ma fenêtre quelque incendie des Allemands sur les Français, ou des Français sur les Allemands; ce spectacle funeste acheva de me laisser aller aux persuasions de mes amis d’Italie qui, pour m’attacher auprès d’eux, me firent avoir une charge de professeur, à la vérité petite et de peu de gages, 250 écus de France, qui font ici trois cent ducats; encore était-ce beaucoup pour un jeune homme qu’on voyait un bâton à la main et l’épée au côté, plutôt en soldat qu’en homme de lettres; on disait pourtant souvent de moi: c’est un virtuose. Je n’eus pas enseigné quatre jours que la sérénissime République me fit dire qu’elle était fort contente de mon service, et qu’à l’occasion on aurait soin de moi; cela est arrivé, quoiqu’un peu tard, par certaines conjonctures malheureuses. Au bout de cinq ans on me donna la première chaire de chirurgie, et on augmenta mon gage de 300 autres ducats. Dans ce même temps le Roi fit éclater sa justice et sa bonté en déclarant solennellement et dans les formes que C. P. était absolument innocent des cas qu’on lui avait imputés [Lettre de rémission édité par Depping, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, II (Paris, 1851), pp. 235-237, n° 89].Me voilà donc à couvert de l’honneur; mais la meilleur partie de mon bien y a péri; au bout de deux autres années la sérénissime République s’est déclarée encore plus satisfaite de mes services, et m’a donné encore une charge plus haute qui est la première de pratique, et m’a promis une grosse augmentation de gages à la première reconduite, car en ce pays-ci on augmente les gages tous les cinq ans. Mes amis espèrent même qu’on me donnera bientôt la première de toutes qui est vacante par la mort du comte Fregimelio. Amen. Vous serez donc apparemment le reste de vos jours en Italie ? me direz-vous. Non, Monsieur, le cœur qui se plie si aisément vers la patrie s’échauffe tous les jours pour m’y faire retourner, mais il m’y faut un emploi digne de moi et de mon ambition. Que sait-on, si S. M., qui est tout à fait informé de mon innocence, ne m’appellera pas à son service ? Ce serait ma plus grande passion, hors de là je ne sais que devenir; je suis ici dans une douceur de famille avec ma femme, mes deux filles que j’élève dans la littérature, dont je destine l’une au mariage, quoiqu’en ce pays-ci je ne sois encore résolu à aucun choix, et l’autre au sybillat sans aucun engagement de sacrement, ni de moinerie [Patin et sa famille était proche de Port-Royal où se filles furent pensionnaires]. Je vois des malades, je me récrée quelquefois avec mes antiquités, auxquelles pourtant je ne donne que très peu de temps. Ce que je fais le plus ordinairement de mon loisir est de m’entretenir avec mes amis dont j’ai presqu’un nombre infini par toute l’Europe. Que je serais heureux, si j’en avais seulement une demi-douzaine de véritable ! Je ne dois pas oublier que je suis un des huit qui examinent et qui jugent les jeunes gens qui viennent ici prendre le degré de docteur au collège vénitien, et que même je suis l’informateur de la plupart, et principalement des Allemands; cela donne quelque profit, mais beaucoup plus d’honneur encore. Je vous dirai une autre circonstance de ma vie ou plutôt de mon humeur, c’est que souvent des Français viennent en ces quartiers, la plupart hommes de lettres, qui sont bien aises d’avoir quelque connaissance du pays, j’entend de la manière de vivre à Venise et à Rome, et qui demeurent avec nous volontiers, trouvant dans notre conversation une partie de ce qu’ils cherchent, et moi je m’entretiens avec eux volontiers aussi, et j’en apprends des particularités que je ne saurais que par ce moyen. Nous faisons ici bonne chère, et si bonne qu’on veut, quoique nous n’ayons point de vin de Beaune, ce premier vin du monde; nous nous consolons avec des Grossets [Grossetti], des Morsammes, des Gargarigo, des moscatelles, des vins muscats de Candie et de Sicile, même d’Espagne et de Chypre; la mer qui est voisine, nous donne abondamment du poisson; il est vrai qu’il n’est pas si savoureux que celui de l’Océan. Nous avons ici des nouvelles de toute la terre, nous jouissons d’une profonde paix pendant que le reste de l’Europe est troublé par la guerre, et c’est le plus grand effet de la sagesse des Italiens. Je ne dois pas oublier que je fis, il y a deux ans, Lyceum patavinum, qui contient la vie des anciens philosophes et théologiens professeurs en cette académie [dont lui-même], avec leurs portraits, et que volontiers je vous en enverrais un exemplaire; mais en voilà trop pour un entretien. « (Paris, BnF ?, voir Ravaisson 1874, p. 227-230, Waquet 1989, p. 983).