Lettre sans date (après avril 1767): "J’ai honte, monsieur, de répondre si tard et si mal aux questions que vous me faites l’honneur de me proposer. Il en est qui n’avaient jamais fixé mon attention, et d’autres qui ne m’ont laissé que des doutes. On a beaucoup écrit sur ces matières, et comme on ne les éclaircira peut-être jamais, on ne cessera d’écrire. Il est impossible de faire l’histoire des usages, et d’assigner des époques aux changemens essentiels provenus dans l’écriture, lorsqu’on n’a point de monumens qui nous dirigent de siècle en siècle. Je ne me suis jamais occupé des altérations successives des lettres samaritaines et chaldéennes. Des vues particulières m’ont engagé à rechercher les monumens des langues orientales ; et voici à peu près les idées qu’ils m’ont fournies relativement aux questions proposées. 1°. Je crois avec M. Warburton que la première écriture fut en hiéroglyphes. Je crois de plus que la première écriture alphabétique fut très - défectueuse ; que les divers peuples de l’Orient, en recevant cet alphabet, le modifièrent ou le perfectionnèrent, et que de là résultèrent insensiblement les divers alphabets connus aujourd’hui sous le nom de samaritains, de chaldéens, de phéniciens, etc. Prenons pour exemple l’aleph. Il est figuré sur des monumens phéniciens de ces quatre façons différentes, + + × l : la première forme est la même que celle de l’aleph samaritain E ; la seconde, qui n’est pas distinguée de la première, paraît sur une bandelette qui entourait une momie, et qui présente à nos yeux l’ancienne écriture courante des Egyptiens ; la troisième se retrouve dans l’aleph des Palmyréniens et des Chaldéens N ; de la quatrième vient l’aleph des Arabes et des Syriens. Il en est de même du beth : 9 samaritain et phénicien ; 9 autre beth phénicien ; 9 palmyrénien ; ב hébreu ou chaldéen ; 9 9 ב ) phénicien et punique ; [...] arabe, etc. Je ne cite point ici les langues persanes et indiennes, que je ne connais pas, mais dont les alphabets ne paraissent pas être d’une si haute antiquité. 2°. Les Grecs ayant emprunté leurs lettres des Phéniciens, et leurs lettres étant en effet les mêmes que les phéniciennes, on doit en conclure que quinze ou seize cents ans avant Jésus-Christ, l’alphabet phénicien était formé. Cet alphabet n’est pas essentiellement distingué du samaritain. 3°. On trouve souvent sur des monumens phéniciens des caractères qui ne ressemblent point aux samaritains, mais aux chaldéens ou hébreux modernes. Par exemple, sur une médaille phénicienne, le mem, au lieu d’être figuré de cette manière ל, comme il l’est dans le phénicien et le samaritain, présente cette forme ם, comme dans l’hébreu moderne. La même lettre, sur les inscriptions du mont Sinaï, paraît faite ainsi ם, [...]. Je trouve tous les jours de pareilles singularités sur les monumens, et j’en conclus que nos alphabets ne sont pas exacts ; que dans des pays voisins, et souvent dans un même pays, on employait des formes différentes pour les mêmes lettres, et que ces formes ayant été souvent altérées par les copistes et par les graveurs, il est quelquefois très-difficile de décider si telle lettre appartient à tel alphabet ou à tel autre. 4°. Les médailles de Jonathan, grand-prêtre, celles de Jean, celles de Simon, celles même d'Antigonus, roi de Judée, offrent des caractères samaritains. Ces dernières ont été frappées environ quarante ans avant Jésus-Christ : on se servait donc encore alors des lettres samaritaines. Il paraît de plus par deux passages combinés de la Mischna et du Talmud de Jérusalem, que dans le troisième siècle de Jésus-Christ, et peut-être plus tard, les Juifs avaient des exemplaires de la Bible en caractères assyriens ou chaldéens, et d'autres en caractères samaritains. J'ai discuté ce point dans une dissertation sur les médailles d'Antigonus. D’après ces notions, voici la réponse que je fais à vos questions : 1°. Vous demandez si, par le moyen des exemplaires du Pentateuque samaritain et des médailles, j’ai formé un alphabet samaritain assez sûr et bien figuré ? Je n’ai jamais fait ce travail. Les élémens tracés sur les médailles samaritaines ont été insérés dans les alphabets samaritains ou phéniciens. Et à l'égard des exemplaires samaritains de la Bible, ils ne sont pas assez anciens pour servir de règle. 2°. Les lettres samaritaines ont-elles plus de rapport que celles que nous nommons hébraïques avec les phéniciennes et puniques ? Elles en ont infiniment davantage. 3°. Les caractères samaritains sont-ils les mêmes dont se servaient les tribus de Juda et d’Israël avant leur captivité ? Il y a toute apparence ; car les caractères phéniciens ou samaritains paraissent avoir été en usage dans toute la Syrie et dans les pays voisins depuis les temps les plus anciens. 4°. Connaît-on assez les caractères babyloniens ou chaldéens du temps, par exemple, de Cyrus, pour assurer qu’ils fussent les mêmes que nos présens caractères hébreux ? Il nous reste des médailles des rois de Perse ; mais les unes sont des dariques, où il n’y a point de lettres. Sur les autres sont des légendes phéniciennes, parce qu’elles ont été frappées en Phénicie. Les auteurs anciens ont cité quelques inscriptions en caractères assyriens ; telle était celle que Darius, fils d'Hystaspes, plaça sur une colonne auprès du Bosphore de Thrace. Par ces lettres assyriennes faut-il entendre les samaritaines ou chaldéennes ? Dans les passages de la Mischna et du Talmud, cités plus haut, on entend sous ce nom les caractères chaldéens, et cette autorité est d'un assez grand poids, car les Juifs des premiers siècles devaient savoir au moins le nom que l’on donnait en Orient aux différentes lettres en usage. Les caractères chaldéens du temps de Darius, devaient sans doute avoir plus d’affinité avec les lettres hébraïques d’aujourd'hui qu’avec les samaritaines. Mais j’ignore jusqu’à quel point allait cette ressemblance. 5°. Si les anciennes lettres chaldéennes sont les mêmes que nos lettres hébraïques, quand est-ce que les Juifs les ont empruntées des Chaldéens ? La tradition des Juifs porte que ce fut au temps de la captivité. Je l’admettrai, pourvu qu’on ne prétende pas que les nouvelles lettres firent tout à coup disparaître les anciennes. De pareils changemens ne peuvent s’opérer que dans l’espace de plusieurs siècles. Je pense qu’alors plusieurs Juifs commencèrent à se servir de lettres chaldéennes, que d’autres leur préférèrent encore les lettres samaritaines, que d'autres se servaient indifféremment de ces deux espèces d'écritures ; c’est ce qui me paraît résulter de ma réponse à la question suivante. 6°. De quels caractères se servaient les Juifs du temps de Jésus-Christ, dans leurs livres sacrés, dans leurs thargums, etc. ? Suivant ma quatrième observation, ils employaient encore les samaritains sur leurs monnaies ; par les passages de la Mischna et du Talmud de Jérusalem que j’ai cités, il paraît que, dans le temps que le Talmud fut composé, vers le troisième siècle, ils avaient des exemplaires de la Bible en lettres chaldéennes, et d’autres en lettres samaritaines. Par conséquent les deux espèces d’écriture étaient alors en usage. Mais comme dans ces passages il est dit que les lettres samaritaines ne doivent paraître que dans les exemplaires destinés à un usage particulier, et que les exemplaires destinés à être lus publiquement doivent être écrits en caractères assyriens, on pourrait présumer qu’on observait à peu près la même règle vers le temps de Jésus-Christ. Voilà, monsieur, tout ce que je puis vous dire sur des questions que je n’ai pas eu le temps d'approfondir. Je ne sais si vous serez content de mes idées ; mais comme ce n’est que pour vous que je les jette sur le papier, j’ai des droits sur votre indulgence. Vous en avez de votre côté de bien étendus sur l’estime et le respect avec lesquels j’ai l'honneur d’être, etc." (Barthélemy 1821 vol. 4, p. 568-571).