-Lettre du 10 août 1770 (de Rouen) : « Monsieur très illustre et très respectable confrère, Je désespère d’être jamais assez heureux pour réussir à vous rien envoyer qui soit digne de votre attention. Il faudrait en effet que le hasard me servit bien juste pour me procurer quelque objet, ou qui ne vous fut pas connu, ou qui ne se trouvât point contenu dans votre magnifique collection. Au moins, Monsieur, je vous supplie d’être persuadé de toute la sincérité de mon zêle, ainsi que du vœu que j’ai fait de vous offrir sans exception les prémices de chaque médaille qui tombera dans mes mains ; trop satisfait si je puis être du moins heureux une fois ! Je vais essayer encore celle-ci mais sans espoir. Vous trouverez nclus dans cette lettre un petit quinaire d’or qui m’a été envoyé ces jours derniers. Le galant homme qui me l’a fait parvenir m’a dit qu’on le lui avait donné pour un Maxinianus, ce qu’il doutait, et ce que je ne crois point du tout. En effet, la fabrique ne est trop mauvaise pour être du siècle de Constantin. La croix que je vois au revers, le mauvais goût de dessin et la forme des ( ?) me la ferait plutôt juger des derniers temps du bas-empire. Enfin, Monsieur, les yeux d’un maître tel que vous m’imosent silence sur toute espèce de conjectures. Je me tais, et j’attends que l’oracle ait prononcé. Si la médaille n’est d’aucun mérite, je vous prie de me la renvoyer ; si elle en a quelqu’un, et qu’elle puisse vous convenir, je vous supplie de l’accepter. Je serai assez satisfait d’avoir pu du moins rencontrer heureusement une fois dans le désir que j’ai de vous marquer ma reconnaissance et mon zêle. J’ai toujours eu, Monsieur, envie de vous demander pourquoi les Tibères sont rares et fort rares même en grand bronze, tandis qu’ils sont si communs en or, en argent, et en moyen bronze, au moins pour la tête, car je ne parle pas des revers intéressants. Thomas Chifflet nous a bien désigné dans sa dissertation sur les Othons de bronze, pourquoi les médailles de cet empereur étaient si rares. Il n’y en avait point eu de découverte de son temps (il n’avait pas vu ceux que vous possédez en bronze de colonie et en petit bronze, ni celui des petits pères, un des plus beaux que je connaisse) mis je ne me souvienspoint d’avoir vu nulle part la raison qui rend les Tibères rares dans le module d’un métal, tandis qu’ils sont si communs dans les autres métaux et modules. Je conserverai bien précieusement la réponse que vous daignerez me faire à cet égard. Je ne puis terminer ma lettre, Monsieur, sans vous faire part d’un procédé de Mr d’Ennery qui ne vous surprendra pas, et qui ne m’étonne plus depuis que j’ouvre entièrement les yeux que j’avais fermé volontairement plus d’une fois à son égard. Il m’a enfin forcé malgré moi de le voir tel qu’il est. Voici le fait, si vous avez la patience et la complaisance de m’entendre. Mr d’Ennery, devant son voyage en Italie, vint à Rouen me vendre fort cher de très mauvaises médailles. Je le reçus de mon mieux ainsi qu’à ma campagne où il passa plusieurs jours. Il me fit en passant la plus belle promesse du ton de la meilleure foi, et même de l’amitié. Après plusieurs lettres d’Italie avec lesquelles il attisait mon ardeur numismatique, il m’écrit enfin qu’il trouve à faire à Rome une emplette considérable autant qu’avantageuse, les plus rares médailles de la plus belle conservation, quantité de pièces exotiques, des médailles de toute beauté, plusieurs lots de contorniates très curieuses, un choix exquis de pierres gravées, de camées, de lampes, d’anneaux, de fragments antiques, etc., etc. qu’il ne lui manque que de fonds, qu’il me prie de lui en faire passer dans l’instant jusqu’à la concurrence de la part que je veux prendre à cette heureuse rencontre. Je lui fais passer dans l’instant à Paris une somme assez considérable avec offre même de l’augmenter encore s’il en a besoin. Mr d’Ennery m’accuse la réception, a fait mon [?], le fait filer à Paris avec toutes les caisses qu’il rapporte pour son compte et celui de ses amis ; il n’attend que son retour pour me faire l’envoi si désiré (ce sont les expressions de ses lettres que je copie). Arrivé à Paris, 16 jours se passent, point de nouvelles ; je savais qu’il était arrivé ; je lui écris. On me répond une querelle d’Allemands, qu’il a [?] que je lui avais fait pour une somme que tous ses correspondants seraient jaloux et murmureraient ; d’ailleurs que ce fond dont il m’avait parlé, cette acquisition si riche était le cabinet de Mr Duhodan qui venait de lui être soufflé par Mr le c[omte] de Valentinois. Vous voyez, Monsieur, le rapport de ce cabinet avec l’acquisition de Rome. Mr d’Ennery finit par m’offrir de venir à Paris choisir avec discrétion parmi quelques médailles, quelques antiquités, et surtout quelques morceaux d’histoire naturelle. Je lui réponds que mille obstacles s’opposent absolument de ma part à un tel voyage ; je lui souligne en les copiant toutes les promesses consignées dans ses lettres ; je le somme amicalement de tous ses engagements solennels autant que positifs. Mr d’Ennery me marque en réponse qu’il s’en tient à sa dernière lettre, qu’il ne peut m’envoyer même absolument aucune [?], et que d’ailleurs il a acheté le peu de médailles qu’il a rapporté à un prix excessif qu’il rougirait de me les proposer, que conséquemment, il a remis à mon beau frère la somme qu’il avait à moi, et les 18 médailles que je lui avais fait passer (ce sont celles, Monsieur, que vous avez rebutées). J’épargne, Monsieur de vous faire sur un pareil trait des réflexions qui sont déjà certainement présentes à votre esprit. Si l’on ne composait un riche cabinet comme celui de Mr d’Ennery qu’à de pareilles conditions, j’abjurerais tout à l’heure avec horreur la curiosité, mais j’ai devant les yeux en ce moment un exemple qui me rassure. On peut être le plus riche antiquaire et le plus honnête homme de France. Sur cette conjecture critique qui mine mes espérances (car j’ai rompu ouvertement avec Mr d’Ennery), je me jette dans vos bras, Monsieur, et j’implore vos bontés. Vous voyez qu’il n’a parvenu à moi de vous proposer un échange plus digne ( ?) que la monnaie du prince régnant. Ce n’est pas ma faute si l’Agrippa et le Vitellius se sont trouvés faux, ( ?) vous aviez un regna adsignata d’or, ses 19 médailles en comptant celle-ci sont tombées dans mes mains. Elles auront aussi sous vos yeux avant qui que ce soit. Vous voyez au moins des preuves de mon zêle si vous n’en pouvez ressentir (les) effets. Laissez-vous, Monsieur, je vous en conjure à genoux, laissez-vous fléchir à mes pressantes prières. Mes collections ( ?) n’ont presque dignes de vos regards, s’ils pouvaient descendre de votre cabinet sur quelque autre. Dans ma suite d’argent, il me manque une Plotine dont l’absence me désole, dans mon moyen bronze un Emilien et un Balbin ; (voilà) les trois vides que j’ai le plus d’impatience de remplir. Daignez, Monsieur, daignez faire une offre pour me les ( ?) à tel prix que ce soit, je me trouverai toujours trop heureux, je vous en conserverai une reconnaissance sans ( ?), il est si doux, Monsieur, pour une belle âme, de faire des heureux. Vous en ferez un qui ne pensera jamais (sans) attendrissement au bienfait qu’il tiendra de vous. Je sais bien qu’il me manquera encore une Didia Clara une ( ?) Scantilla, une Cornelia supera, une Tranquillina ; mais on ne peut pas se flatter de trouver doubles ces médailles capitales, et il y aurait de l’indiscrétion à moi de vous le demander ; il y en aurait pareillement peut-être de vous supplier de m’envoyer quelques médaillons et quelques contorniates de vos doubles, seulement pour avoir de l’espoir, quelques médailles exotiques intéressantes. Vous auriez la bonté d’envelopper la médaille d’une petite papillotte avec l’explication ( ?) de votre main. Le montant vous sera remis à l’instant. Ne me refusez en partie au moins, très respectable confrère, ne me refusez pas tout-à-fait ; il y aurait de la cruauté, j’ose le dire, d’accroître encore mon malheur dans la circonstance où la perfidie d’un homme qui se disait mon ami (ruine) mes espérances. C’est à titre de malheureux que j’implore votre pitié et votre générosité, Monsieur. Dans toute autre conjoncture un refus m’affligerait moins. Vous voyez l’excès de ma passion pour une science dans laquelle vous vous êtes immortalisé. Je n’aurai jamais, je serai toute ma vie infiniment loin de vos connaissances et de vos lumières mais le ( ?) qui nous rapproche, quoique bien faiblement, l’amour des médailles pourra vous intéresser à ma faveur. Il passa ici ( ?) quelque temps un religieux bénédictin à qui je vis une ardeur presque égale à la mienne. Dans l’excès de ma joie je ( ?) lui refuser ce qu’il me demandait, et je détachai même des médailles de ma suite pour les lui donner. Il m’embrassa ( ?) larmesde joie aux yeux, j’étais presqu’aussi content que lui de le voir ainsi trasnporté, et j’ai depuis éprouvé qu’unbienfait semé dans le cœur d’un honnête homme n’est jamais perdu. Pardon, Monsieur, de vous avoir importuné par une lettre aussi longue ; mais je n’ai pu vous parler de mes chagrins, sans invoquer mes ressources. Si vous êtes assez généreux pour ne pas rejeter tout-à-fait ma prière, je vous demande en grâce, Monsieur, de me faire parvenir l’effet de vos bontés avant mercredi au plus tard, parce que je suis nécessité de partir jeudi 16 au plus tard à 4 heures du matin pour un long voyage, ou plutôt une longue absence avec Mme de Saint-Victor. J’aurais du moins quelques moments de jouissance avant mon départ. Comme la boite (s’il y en a une) ne sera malheureusement que trop légère, je vous prierais de la faire passer à Mr Fontaine du Palais Royal notre ami commun ; il me la ferait contresigner, et arriver promptement et sûrement par la poste. J’attends votre réponse avec la plus grande inquiétude, Monsieur, mais telle qu’elle puisse être, elle ne pourra jamais altérer les sentiments d’attachement, de reconnaissance et de respect, ni même le zêle et le dévouement avec lequel j’ai fait vœu d’être toute ma vie, Monsieur très illustre et très respectable confrère, votre très humble et très obéissant serviteur. Desaint Victor. (Post-scriptum) « Je crois avoir eu l’honneur de vous prévenir, Monsieur que les fonds jusqu’à la concurrence de 1200 livres vous seront remis à l’arrivée des médailles, et que la plus vive reconnaissance sera la seule dette que je vous payerai continuellement sans l’acquitter jamais » (Paris, BnF, Manuscrits, Français N. Acq. 1074, f° 147-148 ; Sarmant 2003, p. 223, note 143; Doyen - Rambach 2020, p. 20).