Il s'agit, dans cette lettre, de deux monuments de l'art antique qui ont joué un grand rôle dans les études et les correspondances de Peiresc et dont se sont occupés ensuite plusieurs antiquaires en relation avec lui et notamment Rubens. Ce sont le fameux Camée dit de la Sainte Chapelle, aujourd'hui conservé parmi les trésors du cabinet des médailles, pierres gravées et antiques de la Bibliothèque nationale de Paris, et du non moins fameux Onyx de Vienne. Comme ces monuments ont été pour le maître d'Anvers des objets de prédilection artistique, qu'il les a dessinés et fait graver, il nous semble nécessaire d'entrer ici dans quelques détails (1).((1) Pour ces deux camées, voir: Alberti Rubenii Dissertatio de Gemma Tiberiana et Augustaea dans Alberti Rubenii de Re Vestiaria Veterum libri duo, p. 187. Antv., Plantin, 1665. — Achates Tiberianus sive Gemma Caesarea Auctore Jacobo Le Roy. Amsterdam, 1683. — F. de Mely. Le grand Camée de Vienne (Gazette archéologique), p. 244. Paris, 1886. — Idem. Société archéologique du Midi de la France. Toulouse, 1894. — E. Babelon. La gravure en pierres fines, p. 151. Paris, Quantin, 1894. — Gassendi. Vie de Peiresc. — Inventaire des médailles, etc. de M. Peiresc. Gazette des Beaux-Arts. XIV, 2e période, p. 422. — Koehler. Mémoires et oeuvres, V, p. 21. St Pétersbourg, 1816. — Montfaucon. Antiq. expl. f°, V, p. 160. Paris, 1719. — Mariette. Traité des pierres gravées, 4°, p. 345. Paris, 1750. — Arnetti. Die antiken Cameen der K. K. Münz, u. Ant. Cab. in Wien, f°, pl. 1. Wien, 1849. — Trésor de Numism., etc. iconogr. rom., pl. VIII. — Bernouilli. Iconogr. romaine, II, p. 262. Stuttgard, 1886. — Eikhel. Choix de pierres gravées du Cab. de Vienne, f°. Vienne, 1788.) On constate l'existence du second, dès 1247, dans un inventaire de la Basilique de St Sernin, à Toulouse, où, pendant tout le moyen âge, il fut l'objet d'une vénération extraordinaire. On l'appelait le Grand Camaliel, et dans les registres de l'hôtel-de-ville il est qualifié de Lapis pretiosissimus, valoris incredibilis. On le disait offert par Charlemagne à l'église susdite. Sa réputation était universelle, son prix inestimable, c'est ce qui fut la cause de sa disparition du trésor où il était conservé. Clément VII et François Ier allaient se rencontrer à Marseille, en 1533. Les exigences de Charles-Quint engageaient le Pape à se rapprocher encore de la France qui l'avait déjà secouru en 1528. Il venait de traiter du mariage de sa nièce, Catherine de Médicis, avec le dauphin Henri. François Ier voulut, par des fêtes magnifiques et des présents royaux, lui montrer sa munificence. Aussi pensa-t-il à lui offrir le camée de St Sernin, tellement convoité par un de ses prédécesseurs, que Paul II avait proposé à la ville de Toulouse de faire construire, en échange de cette pierre, un pont de pierre sur la Garonne. François Ier avait vu ce camée à son passage, en août 1533, et aussitôt commence entre le roi et les Capitouls une curieuse correspondance. [300] Le roi écrit deux lettres, l'une de Castelnaudary, en août, l'autre de Marseille, du 20 octobre, priant les Capitouls de lui envoyer le camée. Ils résistent, disant qu'on ne peut le déplacer sans dispense du pape. Le roi insiste. Le 1r novembre, ils envoient une députation pour «esclairer le roy.» Celui-ci irrité de cette résistance, écrit le 7 novembre une lettre très dure à laquelle il n'y avait qu'à obéir; on apporte la pierre au roi, qui remercie les Toulousains, le 24 novembre 1533 et leur écrit: «nous avons promis le Camayeu en garde jusqu'à ce qu'il soit cognu et desclaré à qui il sera, pour après en recompenser celui qu'il appartiendra, de sorte qu'il s'en doive contenter.» M. de Mély conjecture que le pape l'aura gardé pour lui et qu'à sa mort (26 septembre 1534) ses biens personnels sont retournés aux Médicis et peut-être le Camée est-il entré dans la part de Catherine. Toujours est-il, qu'en 1560, on le trouve réintégré dans le trésor de France. Catherine de Médicis parat l'avoir donné, en 1561, au couvent de Poissy d'où il serait disparu, en 1562, lors du pillage du couvent par les Huguenots. Plus tard, il serait passé dans les mains de négociants qui, d'après ce que Peiresc nous apprend, le vendirent, en 1619, à l'empereur Rodolphe II au prix de 12. 000 écus d'or. Depuis ce temps, il fait partie du trésor des empereurs d'Autriche. D'après la tradition donnée par Peiresc, le camée aurait été rapporté de Palestine par les Chevaliers de St Jean de Jérusalem, donné par eux à Philippe-le-Bel, légué par ce roi au couvent des religieuses de Poissy, qu'il avait fondé en 1304, où il aurait été pris pendant les guerres de religion et vendu à Rodolphe. Les conjectures de M. de Mély sont fort acceptables. Le camée de Vienne est de dimensions un peu moindres que celui de Paris, mais il le dépasse par la conservation et par la perfection du travail. Il est partagé horizontalement en deux registres. Dans le haut, on voit Auguste sous la figure de Jupiter, entouré de personnages de sa famille et couronné par Cybèle. A sa gauche, Livie sous la figure de la déesse Roma, Germanicus et Tibère descendant d'un char conduit par la Victoire. Entre Auguste et Livie, le Capricorne, signe sous lequel naquit le premier. A sa droite, Agrippine, femme de Germanicus, avec les emblèmes de la fécondité, Neptune et Cybèle. Une autre interprétation voit dans les figures à droite Caelus au lieu de Neptune, Tellus au lieu d'Agrippine, Oekumene au lieu de Cybèle (1).((1) Album auserlesener Gegenstände der Antiken-Sammlung des Allerhöchsten Kaiserhauses, herausgegeben von Robert von Schneider, Wien, 1895, p. 16.) Dans la partie inférieure, le roi de la Pannonie, Bato, et des prisonniers [301] de guerre de cette nation sont assis à terre, tandis que des soldats romains érigent un trophée. Le fait historique rappelé est donc le retour victorieux de Tibère et de Germanicus. Le premier obtint les honneurs du triomphe, mais ne le célébra point. La guerre de Germanie ayant éclaté, il dut partir pour cette contrée et remettre la célébration de la victoire. Germanicus obtint les insignes du triomphateur: l'honneur de ce succès militaire remporté par les petits-fils d'Auguste, ses lieutenants, fut rapporté à l'empereur lui-même. Le Camée de France représente, d'après Peiresc, l'apothéose d'Auguste. Dans le haut, le fondateur de l'empire est reçu parmi les Dieux, il est monté sur Pégase et présenté à Jules César par Cupidon. Dans la partie du milieu, un homme contemple cette apothéose et Tibère se dévoue, lui et sa famille, au culte d'Auguste. Dans la partie inférieure, les nations vaincues. Voici l'explication la plus récente et toute différente qui en a été donnée: Au centre trônent Tibère en Jupiter et Livie en Cérès; devant eux s'avance Germanicus en armes, saluant l'empereur en portant la main à son casque: le vainqueur des Germains vient prendre congé de Tibère au moment de partir pour cette fatale expédition d'Orient d'où il ne devait pas revenir. Sa mère, Antonia, l'aide à revêtir son armure. Son fils, le petit Caligula, tout enfant a endossé la cuirasse, pris son bouclier, chaussé les caligae. Derrière lui est assise la femme du héros, Agrippine, tenant le volumen où elle écrira les glorieux exploits du jeune prince. Le guerrier qui élève un trophée est Drusus le Jeune, fils de Tibère, qui accompagna Germanicus en Orient; à côté de lui, sa femme Livilla, soeur de Germanicus. Un prisonnier Parthe, prosterné au pied du trône impérial, paraît plongé dans l'accablement. Le registre supérieur nous transporte dans l'Olympe, et ici se déroule le second acte du drame. On se souvient que Germanicus, parti pour l'Orient en l'an 17, mourut après de brillants succès empoisonné à Antioche, en l'an 19, à l'âge de trente quatre ans. Mais il fut bientôt vengé et on lui décerna les honneurs d'une apothéose dont notre camée consacre le souvenir. Germanicus est emporté au ciel sur Pégase et reçu par les ancêtres des Césars, savoir: Énée, costumé en Phrygien, portant le globe du monde, symbole de la domination universelle que devait exercer sa race; Auguste, divinisé et voilé en pontife; enfin, Néron Drusus l'ancien, père de Germanicus. Pégase est conduit par l'Amour, le génie protecteur des Julii, l'enfant de Vénus, la déesse mère des Césars. La double scène que nous venons de décrire représente donc le commencement et la fin de l'expédition de Germanicus en Orient: son départ plein de belles espérances et le moment où, après sa mort, il est reçu au rang des [302] divi. Les dix personnages entassés pêle-mêle dans le bas du tableau et donnant des signes non équivoques de tristesse et de deuil, symbolisent les barbares que Germanicus a fait prisonniers dans ses deux grandes expéditions de Germanie et de Syrie. Les Germains sont reconnaissables à leur barbe échevelée; les Parthes, à leur costume oriental et à leur bonnet phrygien. Le grand camée de France dut être exécuté peu après l'an 19, probablement quand Agrippine ramena en Italie les cendres de son mari, ou au commencement du règne de Caligula (l'an 37), qui prit à coeur de glorifier la mémoire de son illustre père, le plus populaire des généraux romains (1).((1) E. Babelon. La gravure en pierres fines, pp. 151-153.) Lors de la translation du siège de l'empire romain, le camée de France fut emporté à Constantinople avec le trésor impérial. L'empereur Baudouin II l'offrit à Saint Louis qui le déposa au trésor de la Sainte Chapelle. Au moyen âge, on y vit le triomphe de Joseph à la cour de Pharaon. Louis XVI le fit déposer au Cabinet des Médailles de la bibliothèque nationale. Il fut volé dans la nuit du 16 février 1804, mais repris par la police. Malheureusement il avait été dépouillé par les voleurs de la monture byzantine en or émaillé, dont il était enrichi et dont il n'existe point, paraît-il, de dessin. Rubens possédait un dessin du camée de Vienne que l'on devait se procurer sans trop de difficulté, puisque différentes empreintes de la pierre étaient dans la circulation. C'est de cette représentation que Peiresc lui demande une copie dans la présente lettre. Peiresc avait retrouvé le camée de la Sainte Chapelle l'année précédente, probablement vers le mois de septembre, et en avait donné le premier une interprétation plausible. Dans ses lettres à Jérôme Aléandre, il parle longuement du camée de la Sainte Chapelle et de celui de Vienne. Ces lettres ont été traduites de l'italien par M. de Mazaugues et la traduction a été publiée par Fauris de Saint Vincens. Nous croyons utile de les reproduire ici, vu la grande importance que Peiresc et Rubens attachaient à ces deux chefs d'oeuvre de la glyptique. (fr)